Les enjeux de la finance durable : quel modèle économique ?
Par Sandra Bernard-Colinet et Henri Fraisse
Revue Française de Comptabilité – Juin 2022
Face au décalage entre le discours et les actes, il est proposé ici une véritable démarche co-construite de contribution à la transformation durable. Elle passe par une refonte des principes, des outils et des modes de rémunération.
Profitons des 400 ans de la naissance de Molière pour rappeler cette citation de l’Avare (acte III, scène 5) : « il faut manger pour vivre et non vivre pour manger ». Cet aphorisme, émis par Socrate, explique que manger n’est pas une fin en soi, que la liberté de l’homme réside dans sa capacité d’aller au-delà de cette simple nécessité, tout en passant par elle. On pourrait transposer cette réflexion sur la finance durable qui peut apparaitre comme un oxymore. En d’autres termes : il faut de l’argent pour avoir un futur souhaitable mais avoir un futur souhaitable ne consiste pas à n’avoir que de l’argent. Définir le sens de « futur souhaitable » au travers du concept du développement durable permettra de contextualiser et de définir les enjeux de la finance durable. Le rapport G. Bruntland de 1987 constitue l’acte fondateur du développement durable avec ses 2 piliers : « ne pas hypothéquer l’avenir des générations futures par notre mode de consommation » et « ’un monde inégalitaire ne peut pas être durable ». Sa mise en oeuvre passe par 3 étapes onusiennes et une citoyenne : Rio 1992 pour les Etats, le pacte mondial (Global compact) en 1999 pour les entreprises, la norme ISO 26000 initiée par la société civile en 2010 qui structure la responsabilité sociale des entreprises (RSE ou CSR) et enfin les 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) en 2015 signés par tous les pays membres. Les ODD permettent de formaliser et de quantifier une trajectoire vers un futur souhaitable en cohérence avec une approche systémique globale et des liens entre les ODD eux-mêmes. « N’oublions pas que dans un système, le tout est supérieur à la somme des parties » (E Morin), un principe bien connu aussi de la gestion d’actifs. La quantifications (certes imparfaite) des 169 cibles des ODD fait passer d’une obligation de moyen à une obligation de résultat d’ici 2030. L’appropriation des ODD par les acteurs économiques privés est de nature volontaire et se fait au travers de leur RSE (responsabilité sociale de l’entreprise).
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A – L’appropriation des principes de la RSE par le secteur financier
La finance doit être appréhendée comme un secteur parmi d’autres dont l’objet social est de favoriser le développement des entreprises et de fructifier l’épargne confiée.
1 – Les acteurs financiers.
Il faut distinguer 2 catégories d’acteurs financiers. Il y a celle qui est soumise à une obligation fiduciaire, c’est-à-dire l’obligation de placer l’intérêt de ses clients en premier lieu, cette catégorie comprend les investisseurs institutionnels, les conseillers en investissements financiers. L’Af2i (association française des investisseurs institutionnels) regroupent 82 membres qui détiennent plus de 3 000 Md€ d’actifs.
Il y a la seconde catégorie qui gère pour le compte de la première catégorie et des épargnants privés, dont la prestation est rémunérée par plusieurs types de commissions et indexée sur la performance financière du capital, soumise à une obligation de moyen. Les sociétés de gestion, de capital investissement, les distributeurs, les conseillers en gestion de patrimoine représentent un poids économique et politique de plus en plus important car ils orientent les flux financiers. Le leader mondial de la gestion d’actifs Blackrock pèse 10000Mds$ d’encours sous gestion en 2021 et le leader européen Amundi plus de 1800 Mds€.
Les acteurs financiers ont une vision mondialisée de leur activité qui s’explique par leur rôle : financer et accompagner le développement des entreprises, mais aussi par leur mode de fonctionnement qui bénéficie du principe de la libre circulation des capitaux et de la dématérialisation des titres. Les transactions se font via des plateformes informatiques, sans frontières géographiques et sans limite de temps. Ils sont signataires des grands principes mondiaux aux côtés des multinationales : ceux du PRI (engagement de prise en compte des questions ESG dans le choix des investissement…), ceux du pacte mondial (respects des droits de l’homme, lutte anti-corruption), ceux des principes équateurs etc… des grands plaidoyers internationaux pour les G7, pour les COP, etc…
Mais selon le proverbe « l’enfer est pavé de bonnes intentions », la question qui se pose est : se sont-ils véritablement appropriés les bonnes pratiques/principes d’une organisation responsable édictées par la norme ISO 26000 (redevabilité, transparence, comportement éthique…) dans leur mode opératoire ?
2 – Les produits financiers
Le rôle de la finance est aussi de fructifier le capital qui lui est confié par l’épargnant ou l’investisseur institutionnel en investissant dans des entreprises et en utilisant des outils financiers spécifiques. Les indicateurs financiers servent à comparer les différentes cibles d’investissement. Pour maximiser sa performance financière, l’investisseur peut faire appel à des techniques d’effet de levier.
En matière d’investissement durable, des indicateurs extra financiers analysent l’entreprise cible selon 3 grands critères ESG (définis en 2006 et actualisés par exigences réglementaires) qui sont : E pour environnement, S pour social et G pour gouvernance. La construction de la note finale reste à la main de chaque investisseur et n’est pas publique. Le taux de corrélation entre les notes ESG évaluées par différents cabinets experts est de 0,54 en moyenne, (inexistant !) et pire sur les dimensions sociales et de gouvernance (respectivement 0,42 et 0,30). Ensuite, la sélection se fera selon la démarche « best in class », « best in universe », best effort, thématique, exclusion, thématiques (secteurs, mégatrends, grands enjeux, solidaire, éthique etc…), engagement actionnarial, mesure des externalités etc… Selon la pondération donnée à la notation ESG ou son rang de priorité par rapport à la notation financière, le processus d’investissement aura une coloration plus ou moins responsable, durable… Aujourd’hui l’investissement socialement responsable (ISR) représente seulement 10% des encours sous gestion mondiaux. Il est plutôt basé sur une logique d’exclusion ou de « best in class ».
3 – La règlementation financière
En 2019, la commission Européenne RÈGLEMENT (UE) 2019/2088, a défini un investissement durable comme un investissement dans une activité économique qui contribue à un objectif environnemental, mesuré par exemple au moyen d’indicateurs clés en matière d’utilisation efficace des ressources, ou dans une activité économique qui contribue à un objectif social pour autant que ces investissements ne causent de préjudice important à aucun de ces objectifs et que les sociétés dans lesquelles les investissements sont réalisés appliquent des pratiques de bonne gouvernance, en particulier en ce qui concerne des structures de gestion saines, les relations avec le personnel, la rémunération du personnel compétent et le respect des obligations fiscales. En 2021, l’Union européenne au travers de la CSRD (corporate sustainable reglement disclosure) qui remplace la NFRD (non financial reporting disclosure) recommande une approche de double matérialité dans une logique d’analyse de réciprocité d’influence de l’entreprise sur la Société et réciproquement (notion de risques). Ensuite avec le SFRD (sustainable finance reglement disclosure) et la taxonomie verte, le législateur européen veut favoriser la transparence des produits financiers durables distribués en Europe grâce à un cadre clair et défini, introduire de nouvelles obligations et de normes communes de reporting pour les sociétés de gestion et les conseillers financiers. Deux catégories de produits financiers ont été définies : Article 8 : les produits qui promeuvent des caractéristiques environnementales et/ou sociales et Article 9 : les produits qui ont pour objectif l’investissement durable avec prise en compte du principe de la double matérialité. Selon Novethic : l’analyse des objectifs des fonds auto-déclarés « Article 9 » montre que peu d’entre eux répondent, à ce jour aux attentes des autorités européennes. 40% des fonds dits « article 9 » ne communiquent pas sur une évaluation de durabilité.
B – Cette approche répond-elle aux ODD ?
Les attendus des ODD font référence à un périmètre global en termes d’écosystème, ils sont orientés résultat. La RSE mobilise l’entreprise dans son périmètre d’influence et repose sur une obligation de moyen. Les acteurs du monde financier ont une double marche à franchir pour faire de
l’investissement durable : adoption d’une vision systémique mondiale/locale et adoption d’une logique de résultat ? en cohérence avec une trajectoire co-construite. La définition de la commission européenne en matière d’investissement durable ne fait qu’énoncer une liste d’items environnementaux et sociaux, tout en « veillant » à ne pas nuire « à l’autre » ou plus précisément à ne pas causer de préjudice aux items de la liste. Cette définition ne parle ni du pourquoi ni du comment de la démarche, des éléments de contrôle du processus d’investissement et de la gouvernance de la structure qui opère. C’est une approche confortable pour l’investisseur car elle lui permet de ne pas questionner si son propre mode opératoire contribue aux objectifs de développement durable mais de bénéficier du caractère durable de ses participations. La standardisation de la notation ESG est-elle pertinente et possible lorsque on sait que l’implication des parties prenantes locales qui est une des bases de la RSE n’est pas modélisable ? Permettra-t-elle par ailleurs de mesurer la réelle contribution au développement durable des acteurs économiques ? La pratique du « best in class » ne récompense pas les efforts consentis par les acteurs économiques pour avoir un comportement plus responsable. Or l’effet de levier repose sur l’effet volume et la mutualisation des ressources : si tous les acteurs adoptaient une attitude plus responsable, il y aurait moins d’ « externalités négatives » sur les systèmes socio écologiques et le monde deviendrait plus durable ? La stratégie thématique ou de l’exclusion ne tient pas compte de la chaine de valeur globale de l’économie et peut donner lieu à des dégâts collatéraux plus importants. Enfin affirmer une corrélation positive entre le caractère durable de l’entreprise qui fait l’objet de l’investissement et la performance financière de l’investissement c’est ignorer que la performance financière varie plus en fonction de facteurs de marchés que des facteurs spécifiques de l’entreprise qui fait l’objet de l’investissement. Selon une étude du FIR de 2021, il n’y a pas de corrélation évidente entre le caractère durable d’un produit financier (issu de ses participations) et son profil rendement risque. Le pilotage de l’un ne conduit pas automatiquement à l’autre.
C – « La route est longue par le précepte, mais courte et facile par l‘exemple » (Senèque)
Chemin faisant, on notera, de façon un peu provocatrice que dans les 2 paragraphes précédents la finance a pris le drapeau de la responsabilité élargie mais sans en véhiculer les contenus (les fondements Iso 26000 et ODD).
1 – Approfondir et élargir son champ de vision
Cela passe par la construction d’un tableau global du système : redéfinir les paramètres clés comme évaluer leurs flux et stocks, définir leurs inter-actions et les formes de boucle de rétro action et leurs différents effets retard. La deuxième étape est de mobiliser les compétences pluridisciplinaires pour introduire dans l’approche multifactorielle des modèles de risques des attributs différents de ceux de la logique purement économique et de nature plus qualitative, puis accepter d’avoir les facteurs spécifiques dans les approches différents selon les contextes. Cela devrait se faire en toute cohérence entre les approches micro et la macro (et leurs natures fractales !). Ces considérations montrent que les notions d’optima qui ne peuvent être qu’approximées et qu’il faut construire des approches heuristiques. Autrement dit, il faut se mettre en route rapidement et collectivement puis ajuster, ce qui se décline par la co-construction d’une échelle de contribution à la transformation durable, applicable à tout type d’activité ou modèle économique.
Par exemple dans le cadre de l’élaboration des différents scénarios économiques qui permettent de définir les allocations d’actifs, il serait intéressant d’intégrer en plus de celui du PIB d’autres critères plus en phase avec les logiques socio écologiques comme le patrimoine public, social, du bien-être, naturel etc…
2 – Revoir ses outils ( Reporting n’est pas Stratégie !)
La comptabilité actuelle est-elle adaptée aux enjeux de développement durable ? Par exemple le principe de la valeur de marché prête à discussion. De quelle juste valeur parlons-nous ? Et pour qui ? La norme IAS 32 en
1995 a défini la juste valeur comme « le prix auquel un actif pourrait être échangé ou un passif réglé entre deux parties compétentes n’ayant aucun lien de dépendance et agissant en toute liberté ». La « juste valeur » est devenue la valeur de référence dans l’approche comptable pour les actifs financiers. Les outils d’effet de levier pour permettre la maximisation de la performance financière / actionnariale sont-ils adaptés au regard de ces enjeux qui relèvent de l’intérêt général et qui nécessitent un portage long terme avec une vision stratégique ? On parlera des produits dérivés, des ETF, de la gestion passive mais aussi des montages financiers comme le LBO (leverage buy out) et les rachats d’actions ?
Faut-il avoir un seul modèle de risque calculé à partir des performances financières passées pour juger de la qualité durable d’un investissement ? Ne faudrait-il pas poser préalablement le principe du découplage entre le profil contribution à la transformation durable et le profil financier d’un investissement ? La contribution à la transformation durable à l’inverse du rendement financier ne peut être traduite en équation mathématique et sur un calcul de volatilité. A l’image de l’échelle de risque qui présente les différents niveaux du couple rendement (performance) / risque des investissements, les différentes stratégies d’investissement d’une finance durable peuvent être présentées en fonction de leur capacité à contribuer à la transformation durable et dont le niveau le plus élevé serait occupé par la finance à impact (intégrant intentionnalité, matérialité et additionnalité).
3 – Revoir son mode de rémunération
De même, que la prise en compte des objectifs de développement durable par les acteurs économiques privés peut entrainer une évolution de leur modèle économique, avec des sacrifices (non linéaire dans le temps !) sur leur rentabilité opérationnelle, qu’en est-il pour le secteur financier ?
Les investisseurs qui gèrent pour le compte de tiers sont rémunérés par des commissions pour générer de la performance financière. Si la priorité est donnée à la création de valeur durable d’un investissement, comment rémunérer cette performance ? Sur quelle base et sur quelle temporalité ?
Doit-on toujours rémunérer la performance financière qui devient juste une contrainte de bonne gestion ?
Conclusion
Vouloir préserver les systèmes socio-écologiques ne se réduit pas à du déclaratif mais à la nécessaire mise en place d’un mode opératoire exigeant avec des dilemmes à résoudre issus de la prise en compte du caractère systémique et complexe des transformations recherchées. L’évolution des connaissances scientifiques et des valeurs sociétales entrainera de facto la réactualisation des outils d’analyse, des modèles et des projections initiales.
Réimaginer de nouvelles formes de gouvernance pour le secteur financier avec l’intégration d’un plus grand dialogue avec l’ensemble des parties prenantes selon le principe de redevabilité serait un premier signal.
Passer de la logique éco-centrée à la logique socio écologique centrée signifie aussi la recherche de la maximisation de la valeur socio écologique avant celle de la maximisation des profits financiers. Vouloir contribuer au développement durable induit pour le secteur financier une évolution de son modèle économique. Le momentum semble idéal pour une révolution copernicienne. Les différentes transitions (écologique, numérique, organisationnelle…) convergent vers ce que beaucoup appellent aujourd’hui « la grande transformation ». La Covid en accélérateur réinterroge les forces et faiblesse du capitalisme (Aglietta, Boyer …), la notion de contrat social semble devoir être reconstruite. Le scandale des maisons de retraite privées (les ehpad) réinterroge sur la responsabilité du comportement des acteurs financiers.
Sandra Bernard-Colinet
(Conseil en stratégie impact chez Aurore Investissement, membre de la SFAF et fondatrice du groupe de travail impact investing de la SFAF, ancienne conseillère en financement et investissement à impact auprès du haut-commissariat à l’économie sociale solidaire et innovation sociale, auteure des rapports sur l’investissement à impact « Doter la France d’une culture commune de l’investissement à impact » et « Investir pour transformer durablement »)
Henri Fraisse
(Ancien directeur développement durable et directeur finance-gestion, président cofondateur association Fidarec, conseiller Activation Territoires, membre de la mission « Doter la France d’une culture commune de l’investissement à impact » et « Investir pour transformer durablement », de France Qualité Performance, de Social Value France, de la coop des communs, de la Société Française de prospective et du groupe de travail impact investing de la SFAF)
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